L'auteur :
De l'auteur on sait peu de choses. Qu'il était sujet britannique — les colonnes des tabloïds british se souviennent de sa diatribe contre le «old fucking havana smoker» [litt. ce vieil enculé de fumeur de havane, mais le français fait un peu vulgaire]. Qu'il avait beaucoup fait pour la protection des prostituées en région forestière. Qu'il tenait un vague emploi de commis aux écritures dans une banque turque. D'où la découverte du manuscrit ke je vous kôze dans un bouge de Constantinople lors de l'expédition Robinson and Robinson. A part ça, rien : ni Who's who ni Bottin mondain ni carnet de bal croustillant. En dépit de recherches acérées, le Pr Hernandez n'a pu établir la moindre filiation entre Eden Yôgtan et Martin Eden — on n'a pas oublié que le grand Jack London lui-même avait affirmé la chose possible. Au petit cimetière irlandais de Longblueberryandapoorlonesonecowboy, l'inscription tombale n'est plus lisible et la dernière contemporaine de l'Eden n'a plus toute sa tête. Nous en sommes donc réduits à des supputations.
En revanche il existe de nombreuses réfé-rences historiques à propos du peuple tcher-khân et de son émérite souverain, Kurgâr-le-Sage, Qui s'avère être l'une des plus nobles figures des temps anciens.
Kon seuldize.
Les pensées :
D'abord un mot des Tcherkhâns. Ils habitèrent, au milieu du Ille millénaire avant notre ère, la plaine centrale de l'Europe. Sans doute venaient-ils des hauts plateaux indiens ou tibétains... Nomades à l'origine, ils finirent par se sédentariser et fondèrent, sur la route de la soie, un des plus importants caravansérails. Marco Polo himself, peu suspect de baratinage, l'atteste dans son Livre des Merveilles... Les dissensions internes mirent à bas cette belle civilisation dont le fleuron fut le Sage Kurgâr. À une époque où seule régnait la force, il tenta d'imposer la sérénité de la réflexion et du bon sens. Ses jugements demeurèrent aussi célèbres que celui de Salomon. Son enseignement se transmit oralement jusqu'à ce qu'un scribe, aux temps anciens mais un peu moins, ne couchât tout ça, paf !, sur le papier. Le manuscrit trouvé par Yôgtan a connu, tel le Saint Suaire, nombre d'avatars dans le monde anglo-saxon. Curieusement, avant le lumineux travail de Wallet, Éloy et Hernandez (de l'association Chés Bestiaux d'Picards), la France n'avait jamais eu vent d'un tel monument de la pensée mondiale. Les fins chercheurs pourront trouver quelques allusions bien senties au souverain tcherkhân chez Aristote, Pascal, Kant, Bernard-Henri Lévy (pas sûr) et chez Woody Allen. Ce qui fait quand même beaucoup pour un inconnu, pas vrai ?
Extrait :
Comme il se rendait dans le bosquet réservé à cet usage, un soir très chaud d'été, Kurgâr-le-Sage ne put réprimer un haut-le-coeur tant l'odeur était pestilentielle. Il réunit séance tenante le Conseil des Prudes et leur dit: «Inventez-moi quelque chose, ça ne peut plus durer!» Les Prudes se livrèrent à une observation pointilleuse des bouses, bousins, sentinelles, colombins et merdats dont différentes espèces animales parsemaient le sol. Ils en déduisirent qu'une odeur désagréable s'attachait en effet aux matières fécales. «Très bien, messieurs », déclara Kurgâr-le-Sage, «qu'il soit dit que des choses nauséabondes sortent aussi de l'homme et que ceci soit dorénavant enseigné aux enfants.»
Les pensées de Kurgâr-le-Sage, d'Eden Yôqtan, Édition Abel Bécanes, 2008. 150 pages, 12 € - ISBN 978-2-9529953-4-4